Il est 8h30 du matin, le train de banlieue avance doucement au milieu des immeubles gris maculés de tags vaguement rétro, comme des signes reculés d’une période indistincte qui date d’avant la banalisation du street-art. Des gens aux corps fatigués, le dos douloureux sous le poids de leur sac, attendent sur le quai, certains ont le regard lointain, d’autres sont perdus dans des souvenirs plus agréables, il y a ceux qui se plongent dans les pages stériles d’un banal thriller en tête des ventes des libraires. Dans le train nous n’osons pas nous parler, encore moins nous regarder, il règne une sorte de calme que personne ne souhaite rompre. « A l’aube de ce virage incertain / Je me suis réveillé orphelin / Je ne pouvais plus bougé ».
Laurent devait se rendre ce matin auprès d’une de ces entreprises ternes qui avaient perdu toute imagination pour concevoir son identité visuelle. Au lieu de réfléchir à son rendez-vous, il regardait le paysage bétonné qui défilait devant lui. Il s’imaginait en train de vivre ici un jour, c’est le genre d’endroit où il serait facile d’accumuler cette colère sourde qui refuse de s’exprimer jusqu’au dernier moment, jusqu’à l’explosion, celle qui blesse, celle qui va jusqu’au sang, celle qui rend misanthrope, celle qui te donne envie d’insulter les gens dans la rue, celle qui donne dans les petits complots entre collègues, tu sais pour humilier le nouveau, celle qui pousse un architecte à concevoir le plan d’une ville qui rendrait fou ses habitants, celle qui fait se jeter sur la voie le dernier des désespérés … « des coups de poing dans le vide / des coups de poing ans l’air ».
Laurent était content de ne pas avoir à s’occuper de son fils aujourd’hui. Il y avait cette étrange habitude. Laurent aimait bien prendre son temps en lointaine banlieue parisienne, marcher dans les parcs, les centres commerciaux, entre deux ou trois bâtiments, des locaux optimisés pour cadres vaguement dépressifs. A ce moment Laurent aimait bien se demander à quoi ils avaient bien pu rêver quand ils avaient dix ans … Vivaient-ils déjà dans cette immeuble de quatre étages ? Les murs s’effritaient et portaient en eux une sorte de décroissance programmée, peut-être qu’un jour ils allaient s’écrouler, à moins qu’un politicien en quête de reconnaissance ne se décide à progressivement rénover ce blockhaus claudiquant … « t’expliquer l’inexpliquable / pour accepter l’inacceptable / le temps s’en chargera à ma place / malgré moi ».
Dans le train, de retour sur Paris en fin d’après-midi, Laurent se disait que ça pourrait faire un bon sujet de roman, une suite de « London Orbital », mais déclinée pour l’Ile-De-France. Les flux migratoires avaient repris, cette fois-ci Laurent ne pouvait pas trop se laisser aller à regarder le paysage, trois cadres avaient une discussion stressée dans une novlangue qui combinait des termes techniques avec un anglais appauvri. Sur l’hideuse chemise grise / col rose du plus jeune on pouvait voir une tâche de sang séché, il s’était visiblement coupé en se rasant. Les plus vieux semblaient l’avoir remarqué mais préféraient ne rien dire. La conversation s’est arrêtée. Laurent regardait toujours par la fenêtre. « Recycler cette colère / Car aujourd’hui plus qu’hier / Cette colère reste mon meilleur carburant ».
( ♫ ) Michel Cloup – Cette Colère
Par Mathieu
One thought on “#7 Michel Cloup – Notre Silence”